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Je veux plus être ton ami

C’est par le conflit que nous choisissons de rentrer en enfance. Parce que les plis que nous avons pris en devenant adultes ne nous permettent pas d’être à la hauteur de son caractère primordial. Nous avons tout le mal du monde à entrer en conflit, et pourtant les raisons ne manquent pas. Nous en restons frustré·es, déçu·es, en attente que quelque chose se passe ou que ça passe. Pourtant c’est du conflit que nous sommes né·es. Dans la tension, nous nous sentons vivant·es au plus haut point.




Les enfants l’affirment de la manière la plus crue. Je t’aime plus, je veux plus être ton ami, t’es pas ma sœur, t’es pas mon père. L’instant d’après, ça peut encore être vrai, ou plus du tout. Juste la naïveté de dire ce qu’on pense, ce qu’on sent, sans toujours avoir en tête les conséquences possibles. Cette franchise aurait pu nous éviter bien des erreurs, elle qui ne se croit pas obligée d’aimer tout le monde et qui se sent légitime de l’assumer. Désolé, mais je peux pas te sentir. Vraiment, tu me fais chier. Quand un enfant te dit qu’il ne t’aime plus, tu lui laisses du temps pour y repenser. Si tu y tiens, tu retournes vers lui pour voir s’il a changé d’idée. Sinon, vous faites bande à part et vous vous liez à d’autres. Le conflit est parfois la fin, toujours le début de quelque chose : au moment où on entre en opposition avec le monde qui nous étreint, on s’aventure dans le désir.

Penser à partir de l’enfance nous permet de réfléchir en deçà des crispations que provoquent les moments de tension les plus habituels : les chocs de volontés contraires, les abcès qui crèvent sans crier gare. Crispations le plus souvent autour de mots qui ont été prononcés, qu’on aurait voulu entendre, qu’on aurait voulu avoir dit et qu’on ressasse encore et encore.

Sauf que dans la friction nous ne trouvons pas les bons mots, nous en disons d’autres que ceux que nous souhaiterions. À s’enfermer dans les mots, on perd de vue que dans le conflit ceux-ci nous échappent. Devant la paranoïa qui sonde indéfiniment chacun d’eux, devant l’obsession d’un langage-fonctionnel-intentionnel, le conflit enfantin pointe une autre parole, une parole-décharge, une parole-pulsionnelle qui nous traverse, mais ne se laisse pas maîtriser. Alors que le langage se révèle inappropriable, nous nous révélons in-fans — c’est-à-dire sans langage —, entre nous nos matériaux verbaux dévalent et nous tracent sans mesure.

Nous n’avons plus du conflit qu’un usage métaphorique. Nous nous croyons en guerre avec le monde, mais croiser une chose profondément détestable ne nous fait plus sourciller. Nous en avons contre telle entreprise, tel parti, telle attitude, tel groupe, tel cousin — en théorie. Nous nous en tenons là, et tout en reste là. Car hors du conflit rien ne naît. C’est en tout cas ce qu’Héraclite soutenait. Il disait aussi que l’éternel est un enfant qui joue aux dés. C’est l’enfance dans la vie qui fait advenir les choses, et elles adviennent dans le conflit, de manière un peu hasardeuse. Alors, quand nous disons que le conflit est un principe de changement, nous disons que nous participons d’un devenir-enfant. Ce qui ne veut pas dire que nous croyons qu’il faut agir comme des enfants, mais qu’il y a toujours quelque chose qui peut surgir de la fausse entente, la trame de fond de la médiocrité ambiante. Nous décidons que les choses n’ont pas à se figer, et nous acceptons que toute transformation s’accompagne de son lot de peine.

Quand une dispute se présente, notre premier réflexe est de tout faire pour la mitiger. Formuler les raisons du conflit, les termes selon lesquels il se déroulera, les besoins et les demandes de chacun en son sein. À partir de cette quête férue d’harmonie, toute une série d’habitudes plus ou moins conscientes se mettent en marche et empêchent que rien ne change. Les incompatibilités éthiques, qui sont à la fois les problèmes les plus banals et les plus importants, s’éternisent donc dans une atmosphère de cohésion vaseuse faite de respect des convenances et des distinctions. Dites à un collègue que vous n’aimez pas ses manières d’agir, on vous accusera d’avoir ruiné l’ambiance de travail. Les concubinages, même malheureux, doivent perdurer. Le cousin, même après les pires écarts de conduite, a droit de cité. Après tout, il est de la famille.

Ce cache-cache du conflit derrière la médiation a une longue histoire politique, une histoire sous le signe de la sortie de l’enfance. Qu’il y ait toujours eu des révoltes en Allemagne, nul ne peut en douter. Mais le peuple allemand, nous dit Kant, est sorti de son état de minorité quand il est devenu capable d’adresser des critiques à son souverain. C’est tout le sens de la majorité des Lumières que de nous sortir de l’enfance du monde, une enfance où si le seigneur devenait insupportable, on pillait sa demeure. Que la jacquerie ait été remplacée par la critique, nul doute que nous en héritons, et pour le pire : l’institutionnalisation du conflit et son verrouillage font qu’il est désormais impossible d’intervenir dans le monde autrement que sous le mode de la critique et de la réforme.


Ainsi, depuis au moins cette grande connerie, c’est bien d’enfantillage qu’on accuse quiconque ne donne pas la raison de sa révolte. Il faut vraiment être un adulte pour souhaiter donner le comment de son écrasement. Dis-moi la vérité, je ne vais pas te chicaner. Nous savons bien comment ça finit. Et c’est pour cette raison que nous nous tournons vers l’enfance et cherchons dans le rêve et l’imagination des outils pour sortir de cette impasse.

Au Québec, c’est aujourd’hui un lieu commun que la Révolution tranquille a été le moment d’accession à la majorité d’un peuple jusque-là mineur. À ce moment-là, les kebs sont passé·es de leur état de populace à moitié sauvage à un peuple doté d’institutions sous son contrôle, et capable de soumettre d’autres peuples toujours considérés comme mineurs. Les derniers grands moments d’intensité politique se sont joués lors de ce passage, alors que certains ont voulu se voir comme maîtres de leur histoire et d’autres comme des fossoyeurs de maîtres. Le cinéaste Pierre Perrault disait que les barrages et les traités de la Baie James avaient été mis en branle pour faire oublier Octobre. La conquête d’un territoire, la délimitation d’un nomos, l’achat d’une propriété, la maîtrise de son royaume, autant de fantasmes majeurs qui cachent la vérité d’un séparatisme de l’intérieur, d’une vie qui ne peut jamais être maîtrisée par le sujet. Le poète-cinéaste écrivait : Le royaume, n’est-ce pas ce qui nous fait bien manger ? La question se pose. Et il suffit qu’elle se pose pour qu’Octobre diffuse les vergers. Ils ne nous réservent qu’étouffement, qu’effacement, ces rêves majeurs qui nous font miroiter le quadrillage et l’emprise. Ce sont nos mains nues tirant sur les pommes, ce sont nos mains nues autour du cou des matons, ce sont nos mains liées les unes aux autres qui nous assurent de quoi saliver. C’est à conjuguer les forces que nous tirons de nos passions et de l’attention que nous pouvons étendre nos champs.

C’est sûrement chez Hegel que cette association, entre minorité-conflit d’un côté, et majorité-médiation pacificatrice de l’autre, trouve sa formulation la plus sophistiquée. L’enfance de la liberté est pour lui purement négative, et elle s’oppose à la totalité du monde, car rien n’est à la hauteur de sa volonté. C’est une volonté destructrice, jusqu’à ce qu’elle décide d’accepter des contenus comme les siens, d’envisager des choses du monde comme conformes à ce qu’elle veut. C’est la participation à l’État qui est censée être le résultat de l’éducation de la liberté. Seulement, en ne remplissant pas sa promesse, en ne permettant pas à la masse de réaliser sa liberté, son mensonge se révèle. Hegel appelle cela la perte du sentiment du droit, nous l’appelons le devenir-enfant de la liberté.

Nous l’avons entendu des milliers de fois : ceux ou celles qui ne proposent pas d’alternative n’ont de politique que négative. Les « contre tout » sont resté·es pris·es dans la phase du « non ». Personne n’est resté pris nulle part, sauf ceux qui se retrouvent encore dans le mensonge de l’État, qui n’ont pas vu le devenir-enfant qui se cache quelque part à travers leur subjectivité adulte. Travaille fort, et tu deviendras maître de ta vie. Tout comme la phase d’opposition est un concept qui sert l’autorité du thérapeute ou du parent, l’idée de la liberté négative appartient au registre de l’État. Tout ce que vous faites, vous le faites pour nous dominer. Nous ne voulons plus avoir à faire avec vous. Après tout, le mot d’ordre révolutionnaire n’a jamais été L’entreprise est tout aussi viable avec des salaires plus élevés, voici notre plan, mais plutôt Maintenant, c’est nous qui décidons. C’est seulement lorsqu’on n’y prend pas part qu’un refus paraît vide. À chaque non, on dit je veux autre chose, et peut-être rien de ce que tu as à proposer. La répression du conflit et de la négativité est la répression de l’enfance en chacun. Comme des enfants, nous nous fabriquons des espaces de liberté pour trouver notre positivité.

Les enfants ne savent pas ce qui vient ni ce qu’ils veulent exactement. Les enfants savent ce qui ne passe pas et dire non. À leur instar, nous ne voyons de ce qui vient et de ce que nous voulons, que ces images que nous offre notre chemin entre les cratères et les gardes. C’est-à-dire presque rien de ce que pourraient être nos vies si nous en faisions ce que nous voulons. Quelque chose qui corresponde à nos sensibilités. Pourtant, à contourner les dispositifs de contrôle et à expérimenter la vie commune, on peut creuser dans cette zone qui nous échappe. Dépasser le refus, notre outil immédiat, pour ajouter à ses côtés, dans notre panoplie, l’art des ponts : le partage. Cet art-là en est un de la fluidité : la facilité d’assumer un dissensus, la spontanéité d’une nouvelle concorde.

Dans une bande d’enfants, en un instant le conflit peut se résorber. Suffit d’un geste, de quelques mots, ou bien d’un oubli consenti. Aussitôt dit, aussitôt fait, les jeux reprennent. L’expression n’a plus la gravité du serment et du parjure, mais passe plutôt pour ce qu’elle est : un geste par lequel l’émotion circule. Comme tout autre jeu, la parole peut être un espace de liberté où on change de rôle comme d’outils en fonction de ce qui nous anime. Mais le plus souvent, on parle et se comporte pour se fondre. On arrive, il faut serrer toutes les mains. Enchanté. Un plaisir de vous avoir rencontrée. Les espaces institués, tels que la famille, le travail, les milieux littéraires ou politiques tiennent grâce à ces manières d’être. S’entendre, s’aplatir ou disparaître. Suivre la recette de codes, similaires d’un environnement à l’autre, qui sert à pacifier notre sens de la relation, neutraliser les possibilités de ruptures et d’amitiés sincères.

Chez les enfants criminels de Bogotá que décrit Jacques Meunier, lorsque la personne qui joue le chef devient plus vieille que les autres ou prend son rôle trop au sérieux, le reste de la bande la destitue. C’est ce que Clastres appelait la conjuration-anticipation du pouvoir qui, par différents mécanismes, permet d’inhiber la formation des hiérarchies strictes au sein d’un groupe. Ainsi on reconnaît le chef au fait que personne ne l’écoute quand il parle, le plus sérieux au fait que tout le monde en rit, le spécialiste au fait que personne ne veut travailler avec lui. Par la dérision, la franchise ou le silence, nous renvoyons la pulsion de commandement chaque fois que nous surprennons l’un·e ou l’autre à incarner le petit boss. Là où nous déjouons les forces instituantes qui nous traversent, nous réactualisons la possibilité qu’a chacun·e de jongler avec les rôles selon ses impulsions et les images qui lui viennent. Cultiver une disposition au jeu où le renversement n’est pas une fin en soi. Il maintient en vie. Assumer la conflictualité, faire fêlure, embrasser l’imagination : autant de moyens de faire émerger et nourrir des sensibilités communes.

À l’intérieur des quinze minutes d’une récréation, des enfants arrivent à incarner une dizaine de personnages dans les métamorphoses de leurs jeux. Nous reprenons ce polymorphisme, cette souplesse, tirés de la fabulation et d’un caractère joueur, pour dissoudre les cristallisations. Remplacer le modèle judiciaire qu’on applique aux conflits, où l’on se crispe dans les postures de coupable et de victime, où l’on cherche le châtiment, par un costumier de responsabilités et un garde-manger de désirs et de projets. À reconnaître nos gestes et à partager nos rêves, nous tirons la vigueur de sillonner les dissentiments et re-faire commune. Nous savons qu’il y a une force de l’enfance à porter nos rôles comme des masques, et à pouvoir en changer. Il n’y a en eux rien d’authentique ou de pur, mais une puissance à en tirer, et une autre à savoir qu’ils ne couvrent jamais l’entièreté de nos visages. Il n’est pas question de suggérer que tous peuvent prétendre être n’importe quoi, mais que chacun de nos rôles est toujours déjà une arnaque, une composition bâtarde, à partir de laquelle on peut opérer des décalages. Comme au théâtre, le rôle est moins important que comment on joue avec. Dans le jeu on apprend à se détacher de ce à quoi on se pense cimenté, et à prendre de la distance, ce qui peut nous permettre de nous en défaire comme de mieux nous l’approprier. Peut-être que c’est comme ça que commence, la récréation permanente.

Le devenir-enfant ne consiste pas à pouvoir dire ou faire ce qu’on veut aux dépens des autres, à cultiver le conflit pour choquer ou blesser. Ça, c’est le propre des orgueils d’adultes qui ne savent que provoquer, rabaisser ou se renfrogner. Mais si la naïveté enfantine se permet de poser des questions qu’on pourrait considérer comme déplacées, inconfortables ou conflictuelles, c’est plutôt parce qu’elle demeure indifférente aux codes et aux décorums qui déterminent ce qu’il est permis de dire et ce qui ne l’est pas. Elle se déprend, par sa curiosité décomplexée — celle qui demande toujours le pourquoi du comment —, des convenances de civilité qui empêchent les choses de se formuler autrement, d’être différemment.

Comme chacun sait, la vérité sort de la bouche des enfants, non pas au sens d’une correspondance parfaite entre ce qui est dit et le monde, mais d’un accord entre la parole, l’affect et le geste. Devant les informations qui ne se pensent qu’en termes de faits et d’objectivité, on cherche plutôt à dé-faire les mots, les théories, les images, à jouer avec le langage et les formes afin d’accéder aux défaits, aux bribes de sens à partir desquels ils nous est possible d’élaborer d’autres manières de raconter et d’imaginer. On se risque, en ce sens, à se mettre en jeu, à énoncer des choses auxquelles on croit, qui ne peuvent aucunement se voir réduites au rang de l’opinion pour lequel tout est relatif et équivalent parce que détaché. Là où mon opinion vaut autant que la tienne, on ferait mieux de s’en tenir au silence.


Le geste de cette revue correspond en ce sens à l’intérêt qu’a l’enfance pour les petites choses, les choses inutiles ou laissées à l’abandon et à la merci de quiconque voudrait y lire tout un monde de sens, merveilleux et fragmenté. Une propension à l’émerveillement qui n’a pas encore été aplatie par la monotonie d’un monde fade et sans texture. Car l’enfance nous apprend à demeurer sensibles aux silences, à l’indicible, à ce qui n’a pas été écrit, à ce qui n’a pas pu advenir, mais pourrait encore faire irruption.

En nous penchant sur elle, nous cherchons à réfléchir avec les visions, les gestes et les paroles d’enfants autour de nous, et avec ces souvenirs de notre enfance — que ce soit des blessures, des rêves ou des décalages — qui surgissent souvent comme une discorde irrépressible avec nos manières d’adultes. Elle active une mémoire-fragment, une mémoire-trace qui refuse toute forme de représentation, loin des nostalgies passéistes, des délires narcissiques et des mythes impersonnels. Ici, l’enfance n’est pas seulement comprise comme une phase de la vie biologique ou psychologique. Dans ce qui retourne du majoritaire, l’enfance est l’image que notre présent a du passé, alors que pour ce qui cherche à échapper au majeur, l’enfance donne à penser le devenir. Pour nous l’enfance c’est donc ce qui surgit, ce qui peut émerger à tout moment : face aux palabres des grandes personnes, elle leur décoche un non ou leur rit au nez.

Cette revue est un chemin emprunté à plusieurs pour donner forme à des vérités communes. Elle se bâtit autour de lectures, d’écoute de films, de séances de collages, de discussions animées et parfois difficiles. C’est à la fois un jeu d’élaboration d’une sensibilité collective et une tentative de jeter quelques pistes de réflexion et d’action dans un monde qui tourne à vide.

Les différends ouvrent des points de tension, de dissonance, à partir desquels on construit des affects communs. On fait l’expérience de ce qui nous lie à travers ce qui nous délie, pourrait-on dire. C’est dans la fêlure qu’on se donne une forme et une consistance, et c’est par cette disposition à se fêler qu’on peut entrevoir, fabuler et désirer d’autres manières de composer, de se lier, de prendre soin. Apprendre à se dire je veux plus être ton ami, non comme déclaration de rupture, mais comme désir de liaison. Je veux plus être ton ami, plus qu’hier, toujours plus.

Vous pouvez vous prendre pour ce que vous voulez, nous rêvons de l’impossible, de n’être personne.

Nous jouons la guerre, mais nous nous savons fantassins factices. Ce qui importe ce sont les fruits que nous tirons de notre jeu. Une certaine humilité à nous voir trébucher, frapper dans le vide ou trop fort. À nous prendre pour autre chose, sciemment, nous nous offrons les possibilités du rêve.


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