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La fièvre



L’ÉVEIL


PAPA! hurle ma fille au milieu de la nuit. Mes yeux peinent à s’ouvrir. PAPA! mes jambes tombent lourdement sur le plancher. Billots de bois. PAPAAA! je parcours les quelques mètres qui me séparent de son lit dans l’obscurité la plus totale. Je trouve tant bien que mal le bord du matelas – ne pas tomber et l’écraser – et je soulève la couverture et m’étends dans son lit trempé de sueur. Je me secoue la tête. PAPAAAA. Il fait nuit noire – je m’éveille.

Les enfants malades donnent le ton de l’alarme. C’est le ton rageur et révolté de la détresse la plus intime. Plus qu’un appel, il sonne tantôt comme la larme versée, tantôt comme l’arme braquée. Ielles tonnent fort.


LA FIÈVRE


Artémise est un dodu caillot de lave bouillonnante. J’allume ma lampe frontale. Elle est écarlate comme un homard de cauchemar. La même chaleur dans un corps plus petit paraît immense. Elle m’écrase et me consume comme un papillon de nuit dans sa dernière seconde, accroché à un soleil trop grand pour lui. Une étoile est couchée là. Sa peau durcie par le feu de la forge qui l’habite, mais ses bras mous comme la mort dans les premiers instants lorsque je la soulève et la prends contre mon torse. Nos peaux crépitent dans la nuit. Elle murmure papa et se rendort.

Les enfants malades vivent tout au bord de l’abîme dans les mondes qui s’éparpillent, millions d’étincelles des feux de camp, de blocages et de barricades. Au bout de la flamme du briquet, le tabac s’embrase pour tenter de calmer le feu du guet. Les enfants malades y croient malgré toute évidence. Ielles s’imaginent toutes sortes de fièvres vraisemblables, dans l’alcool, l’amour, l’entraînement et la guerre.


LA NUIT


Elle se réveille en sursaut – une caresse sur le front la raccompagne dans le sommeil. Elle baille un murmure aux limites de l’audible et un lapement de lèvres désertiques. Je glisse un tube d’eau sous ses lèvres. Elle se réveille en déglutissant et se rendort en avalant. L’eau combat le feu. Elle revient à elle en éternuant de ce froid nouveau. Je tente d’éteindre un incendie invisible dans la nuit la plus sombre. Et ce, dans le cercle sans fin du temps, jusqu’à l’aube.


Les enfants malades se battent au cœur de la nuit en brisant les parebrises des véhicules électriques de guerre des riches. Ielles volent du carburant sous les étoiles et chantent des rondes endiablées en l’honneur de leur Mère la Lune en se tenant fermement coude à coude. Certain·es s’éveillent dans l’angoisse les nuits de ciel voilé pendant que leurs camarades de dortoir gisent dans l’extase des rêves divinatoires. Au matin dans tous leurs gestes reprend la guerre faite à ce qui pourrit en chacun·e d’entre elleux et des autres, les soi-disant bien portants.


L’ANGOISSE


Un de mes yeux s’endort. Une de mes oreilles est bouchée par l’oreiller. Une de mes jambes pend mollement en dehors de mon lit, prête à sauter à nouveau à pieds joints dans le feu. À peine la bave nocturne coule-t-elle à nouveau d’une de mes commissures de lèvres que le brasier de la Petite-Ourse se rallume dans la forêt de mon demi-sommeil. Elle n’esquisse pas un mouvement, pas un battement, n’ouvre pas les yeux. Elle n’est qu’un cri qui hache menu mon sommeil, minute par minute, jusqu’à le réduire en bouillie. Du cœur de la purée de pois de mon cerveau, une inquiétude intense émerge.


Les enfants malades ne se tiennent jamais en place, dansent leurs culs sur les chaises du bureau du proviseur, dansent leurs culs sur les comptoirs des tavernes et dans les salles d’attente des psychiatres. Agités de mille terreurs, ils s’étreignent dans l’extase, ne sachant jamais quand redescendre de la dernière fête, toujours inquiets que la descente soit bel et bien la dernière, toujours inquiets que le dernier accident nucléaire soit bel et bien l’ultime grand embrasement.


LE JOUR


Elle se réveille en pleine forme – pas une braise ne subsiste du feu nocturne qui fait place aux doux câlins et aux jeux sans règles. Pourtant l’épuisement trace autour de nos regards, de nos mots et de nos gestes comme un halo chloré, les yeux rougis se cachent du soleil trop puissant qui a hanté la nuit et habite désormais cette journée.

Les enfants malades sont liés par les pactes de la nuit, les serments autour de la table et ceux échangés dans les lits de leurs grandes maisons et de leurs petits camions. Leur arrogance naît dans ce nid de serpents qui grouillent dans leur estomac. Là, ils sont noués dans l’hibernation, accablés par les promesses intenables de ce monde et ses défécations: les gens sans parole.


LA MALADIE


Nous ne saurons jamais où se nichait la fièvre qui nous tint éveillés quatre nuits elle et moi. Elle n’aura pas de nom, ni en latin ni en aucune autre langue que la nôtre, si je m’en rappelle et si elle s’en souvient. Évidemment parce qu’on n’a pas demandé son avis au docteur qui touche les zizis des petits enfants.

Les enfants malades remédient comme ils peuvent. Avec des bricolages en forme de tisane souvent infecte et la plupart du temps sans effet – autre que le réconfort de la musique de l’eau qui bout sur le foyer commun. Aux tisanes, on adjoint parfois un tranquillisant quand le temps nous manque, que le foyer, les amis sont trop loin, ou que la fièvre est trop forte. Parce que les enfants malades ont essayé d’être alertes en cours de biologie, mais les joints et les bières de la veille les assomment sur leurs bras croisés sur la table. Ielles ne se forment pas, mais se déforment au rythme des machines dans les boites de nuit. Ielles passent des jours à apprendre les vérités qui seront défaites le lendemain, et leurs nuits à apprendre des vérités enfouies dont personne n’a envie d’entendre parler. Car, dans leur inquiétante étrangeté, elles sembleraient trop brillantes et trop fines comme des lames de rasoir passées dans les armures contemporaines.





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