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Le juvénile, le diaphane et cette petite chose précieuse qu’on ne sait nommer


Ma mère aspirait à être belle à l’adolescence

la sienne lui rinçait le scalp au revitalisant chaque soir

sa tante piquait des coutures dans ses vêtements pour les rendre à sa taille 

sa mère les dénouait point par point




elle possède désormais un énorme costumier ma mère

renouvelle son uniforme chaque saison

elle cherche son chemin de désir et ne le trouve pas

le trouve trop

elle est chamane voyante elle lit les lignes de la main 

elle est fonctionnaire elle lâche sa job écrit un roman sur l’amour achète une terre au Belize rebrousse chemin 

elle désire guérir les traumas des autres pour qu’iels guérissent mieux qu’elle


moi je nouais mes cheveux en tresses serrées sur mon crâne mes impulsions : des dentelles rompues en centres de table 

et quand les gens me demandent ce que ça me fait 

je hausse les épaules

ce que ça me fait 

je suis déjà partie


je ne dis à personne que l’autre soir elle n’est pas venue me chercher à l'arrêt d’autobus parce qu’elle s’est endormie 

que je l’ai surprise à frencher le mari de sa meilleure amie 

que j’ai gardé le secret des décennies

c’est toujours un secret d’ailleurs

qu’elle m’annonçait hier son projet d’avoir un bébé pour garder ce nouvel homme qu’elle pense aimer 

juste avant qu’il la dompe 


parce que l’enfance est un espace qui sait saisir quand une femme cherche à rapiécer ses vêtements au fil des ans 

ma mère a mis son désir en réserve au degré zéro 

elle ne sait pas quoi faire de toute cette étoffe 

maintenant que l’hibernation est passée maintenant qu’elle est mère maintenant qu’elle est femme travailleuse amoureuse adulte 

difficile d’exister en dehors de la fragmentation 

être plurielle sans être éparpillée

diffuse

sa tentative pour dire prenez-moi pleine


l’enfance peut sentir quand les mères tentent de peigner la tignasse de rejoindre les boutes de gagner la sauvage course de l’aube dérobée des heures qui glissent 

même les filles surtout les filles peuvent voir la triste beauté de la chose 

peuvent sentir le juvénile dans leur élan parce qu’on les connaît comme si elles nous avaient faites nos mères

alors on devient gardiennes de leur fougue on pose des garde-fous et qu’on vous voit dire qu’elles sont folles

on prend le blâme de leurs dégâts par débordements

on les saisit même à 10 ans 

même enfants

on le sait que ce sera peut-être nous

Dans 10 ans



et à l’adolescence je rentre en thérapie pour cause de néant

le seul désir qui remue est négatif

celui de s’opposer à ma mère

parce que le sien se trame trop vite 

notre maison en est cuirassée 

en déborde

pis j’t’en criss


avec Annick la pédopsychiatre dans son bureau blanc 

radiant de poupées de maisons en plastique 

la fragilité des jeunes temps s’empiffre à la cuillère

Annick dégage la pièce fait du ménage libère l’espace pour la jeunesse

et on retrouve cette petite chose précieuse qu’on ne sait pas nommer


un jour ce sera quand même maman qui me forcera l’intuition entre les côtes

libérera la chambre froide

à coups de massages énergétiques 

le désir qui l’occupe la garde jeune contagieuse hors du temps même s’il blesse


ma mère devine tout même lorsque j’évite son regard

elle dit voir à travers moi 

je ne lui dis pas que je me fais diaphane

transparente pour qu’elle existe plus fort

je la regarde aller depuis avant qu’elle me mette au monde

crisser son camp à dix-sept ans

habiter seule un appartement sans vitre 

dans le cadre des fenêtres

se jeter en bas 

apprendre les limites du réel


elle a testé toutes les vies


Nous brodons le même motif encore et encore

nos mères dérobées de leur enfance pour la vivre adulte

à nos dépens






En voyage mère-fille elles rencontrent le Parisien

à douze ans l'idolâtrie ressemble à la quête du grand frère 

le désir n’est pas encore sexuel

il traîne son backpack à un autre rythme que maman

c’est sa vitesse que l’ingrate talonne à travers les dalles d’Athènes

40 années de femme suivent loin derrière et appellent à son enfant d’attendre


iels passent une semaine ensemble

la prépubère admire  

elle admire en excès en peau de pêche en dents de lait

à le suivre jusqu’au bout du monde















deux ans plus tard le Parisien au Québec un matin laiteux 

l’adolescente l’amène voir le lac 























Au retour maman est taquine :

avoue que vous vous êtes embrassés

elle aimerait que je dise oui 

elle aimerait que je parle de tentation de soif elle aimerait que je lui dise

oui maman oui Thibault et moi nous nous sommes embrassés c’est une romance incroyable c’est du désir ardent c’est tout ce que je voulais 

mais Thibault est beaucoup plus vieux et j’avais de l’envie brûlante pour lui oui mais s’il faut dire libido colorons-la pastel 

disons une convoitise de fillette un voeu qu’il m’aime entière et non pas qu’il pose ses yeux froids sur mon corps en section en silo

mais elle ne saisit pas ma mère elle ne saisit pas la violence de réduire le désir d’un enfant à ce petit jeu mené par les adultes ce fin divertimento ludisme de l’érotisme


par la suite je me suis touchée longtemps en pensant à lui

j’ai acheté le seul disque en vente

la seule option permise : réduire mon appétit au corps 

le retrancher plat 2D

c’était mon éveil sexuel mon premier kick premier homme sur lequel j’ai posé le fantasme qu’il me prenne 


j’avais envie qu’il m’aime il avait envie de sentir mon jeune désir sur lui 

c’est le sien qui a gagné 




J’ai essayé de penser à la première fois que j’ai réalisé que la tension enfant-femme faisait que mon désir ne m’appartenait plus puisque j’étais sexualisée. 


Tu as vraiment cerné un bon moment, je pense. T’existes dans le regard de quelqu’un d’autre. Il y a un déni, un moment où tu te fais renier quelque chose de consenti et qui n'est pas sexuel. Ça fait donc ben de la peine ! Seigneur.  


Y’a des moments où tu te fais un peu sortir de ta bulle en tant qu’enfant. C’est la perte d’une innocence qui ne relève pas de ta volonté, pas de ton désir. 


On se fait pousser à tomber dans l’âge adulte, sans que ce soit notre désir propre par certaines situations, par le regard que les autres posent sur nous. C’est quand on se rend compte de ce regard-là qu’on perd de l’agentivité.


J’ai l’impression que pour moi ça a créé un problème, ben c’est ça qui a créé le moteur de mon envie de plaire à des garçons, parce que j’avais l’impression que c’était la seule façon que j’allais pouvoir récupérer cette puissance d’agir.


Parce que c’est les garçons qui accordent la permission d’avoir du désir? 


Il y a certainement ça, mais il y a aussi qu’on se fait cantonner. Avant, notre désir pouvait aller partout, pour n’importe quoi, mais là, notre désir est constamment sexualisé, alors tu te cantonnes à cette vision-là du désir. 



Retour du zoo de Granby le taureau est monté dans la minivan

iels prennent la 40 ou la 20 l'ingrate ne sait pas

c’est une niaiserie qui ouvre les portes

les premiers cris sont lâchés lousses à l’arrière


les parents disent : tu viens d’avoir 10 points bébé

les phrases gratouillent font hurler grimper 

10 points de plus

20 

on level up en décibelles


à la maison le score est de 60 points bébé et c’est la fin du monde même si on ne comprend pas tout à fait pourquoi le taureau est entré dans van et qu’est-ce que ça fait d’être à 60 points bébé plutôt que 60 points adulte quand on a 10 ans

 

c’est l’unique fois où la colère s’est montrée sous la clarté 

et maintenant depuis les règles

elle demeure plutôt dédale 

sa splendeur rangée méandre

on sent sa présence sans y toucher 

qu’avec la lumière éteinte et une pelote de fil dans la paume pour ne pas manquer la sortie


et moi je me donne 60 points adultes à chaque apparition 

c’est une chose précieuse la fureur quand on apprend aux filles qu’elles peuvent laisser sortir la bête que la marge de manoeuvre est plus large que l’autoroute qu’elles peuvent exister plus fort en dehors de la cage de métal qui avance à 120 km/h




Plus je vieillis, moins je me rappelle de moments où je me permettais d’être en colère. Mais quand j’étais jeune et en colère, c’était vraiment une perte de contrôle. 






Ça me fait penser, ce que tu dis, péter une coche quand t’es enfant, c’est refuser la soumission avec les moyens que t’es capable d’utiliser. 


Ça m’a fait penser à quand j’ai perdu ma virginité. 

C’était vraiment mécanique et pornographique comme première relation sexuelle. J’avais aucune base, je n'avais jamais écouté de pornographie. Il m’a dit « Crisse-toi à quatre pattes. » Pis je l’ai fait.


Pour relier ça à l’absence de soumission de l’enfance : ça c’est un moment où j'ai vraiment accepté d’être soumise alors que j’aurais clairement pu lui dire  « Ben sais-tu quoi? J’aimerais ça qu’on commence autrement. »

J’ai l’impression que c’est comme lié un peu au sujet de départ : sujet désirant à objet désiré, enfant à femme. Si j’avais écouté mes désirs je lui aurais dit que c’était pas ça que je voulais. L’absence de soumission des enfants est liée au fait qu’iels ne sont pas automatiquement ou supposés être des objets de désir.



Nous nous tenons trois devant le miroir en corridor

Nous rions face aux dédoublements - à l’illusion d’un choix

qui fracasse

C’est l’effet miroir j’imite la colère entendue en bribes

le soir sous la porte fermée

ma seule crise

j’apprends comment morde







Moi, je me faisais tellement dire que j’étais donc sage, tellement une enfant facile. J’étais vraiment fâchée, mais j’avais pas de crises de colère. 


Tu faisais quoi toi quand t’étais fâchée?


Je mettais mes crottes de nez sur les murs (rires). 

Des petits tours de même. 

Je me rappelle d’un moment où j'étais fâchée : on était devant le miroir. Ma mère, mon père et moi. 

Parce que leur truc pour me fasciner c’était de mettre un miroir devant un autre miroir. Ça fait une infinité de miroirs. 

Mon père a dit : « Est-ce que tu aimerais avoir un petit frère ou une petite sœur? » Pis j’ai dit : « Ben non, je suis vraiment bien comme ça, j’en ai pas besoin » Pis ma mère a dit : « Ah, ben c’est trop tard, j’suis enceinte, t’as un petit frère dans mon ventre. »   

J’avais tellement pété ma coche.


T’as fait quoi?


J’ai lancé le miroir. 

Les seuls excès de colère quand j’étais enfant venaient de la jalousie, envers mon frère ou envers une petite fille qui s’appelait F. Ma mère avait une garderie en milieu familial et ma meilleure amie allait là. À un moment donné, F est arrivée à la garderie pis elle s’entendait vraiment bien avec ma meilleure amie. Je les voyais tisser un lien d’amitié et ça me rendait vraiment jalouse. Fait que j’avais mordu F dans le dos. 


Mais c’est les seules affaires de colère. 


Le premier retour du bar accompagnée 

je n’ai pas le temps d’enlever mes verres de contact

il dit : « crisse-toi à quatre pattes »

alors je m’exécute

comment s’en sortir sans feindre? 

on apprend à jouer aussi on se joue de vous

n’allez pas croire que vous nous avez eues 





« Tu m'as dit que si on cherchait à couvrir de sperme le visage des femmes dans les films pornos, c'était parce qu'elles méritaient une bonne leçon et non parce qu'elles exigeaient des hommes la preuve matérielle de leur pouvoir de séduction. Selon toi, salir ne voulait pas dire rassurer, ça voulait dire rejeter sur l'autre sa propre faute, c'était remettre à sa place. Je t'ai répondu qu'en général les hommes supportaient mal d'obéir quand ils croyaient punir, je t'ai dit que les femmes avaient leurs façons retorses de parvenir à leurs fins en feignant d'être eues. » (Folle, p.150)






Les petites de douze ans sont d’une tranchante force

elle sa première peine d’amour est d’amitié 

sa grand-mère l’appelle ingrate

après l’âge ingrat elle découvre la puissance des mains grasses des langues en pointe des langues vierges


assise sur le monticule de neige poli par les crazy carpets

elle se dit que c’est comme ça 

il faudra apprendre à jouer seule

jamais le désir n’a été aussi brûlant et la chefferie aussi cassante






Tu parles de jouer seule. Le jeu libre. Les enfants apprennent par le jeu libre, c’est la meilleure façon d’apprendre. C’est en testant tes propres limites que tu apprends le mieux et ça c’est quelque chose qu’on se fait vraiment désapprendre en étant adulte.  


Tu parlais de la boîte du désir encadré.  

Tous les jeux auxquels on se prête maintenant, ils en ont des limites et des règles. Ce sont souvent des non-dits, mais elles sont là. Quand t’es enfant, t’as pas conscience de ces non-dits-là pis tu peux jouer. C’est le seul moment où tu joues pour vrai. Après, c’est tellement rodé pis codé, est-ce que c’est encore du jeu? 


Moi, je vais pas aux manifs, je lis pas des gros textes politiques, je pense que la manière que je suis le plus politique dans ma vie, c’est dans la manière que j’essaie de vivre mes relations. Pis je pense que c’est beaucoup par le jeu. On construit, on rit pis on recommence ou on change de jeu si ça tombe, c’est pas grave, on gagne à deux.


Y’a juste de quoi de vraiment libre à tes relations quand t’es enfant. À qui iels font confiance, avec qui iels se mettent vulnérables. Y’a pas beaucoup de protection. C’est fluide. Une confiance qui n’est pas totalement aveugle, qui est juste… espérante? Un biais positif. 


Pourquoi c’est politique l’enfance? Parce qu’en étant enfant on est proche de nos affects, on se permet d’être fluide. De se lier en jouant, en suivant son désir, en se permettant de se planter et que ce soit partie prenante du jeu. 




Est-ce qu’on en revient vraiment du refus des grands-pères de leur regard fuyant incapable de se déposer sur la petite-fille qui vieillit qui a ses règles qui devient sexuelle avant de comprendre les risques du déni de son affection 


je discute avec ma tante qui me confie que jamais son père ne l’a serrée dans ses bras depuis le sang


tout ce qu’on voulait c’était s’assoir sur tes genoux

ignorer nos désirs est un acte pénétrant





Encore aujourd'hui, tu dis le mot désir et la première chose qui vient en tête c’est l’aspect sexuel alors que ça peut être tellement plus que ça. Il y a quelque chose qui relève du corps, de l’incarnation. 


Pis ce que je disais avec le moment où on se rend compte du regard que les autres posent sur nous, c’est pas juste une question de corporalité, c’est aussi que si on fait un lien avec le fait de se faire forcer à devenir adulte, les gens te prêtent des intentions d’adultes. Tout ça, c’est lié avec l'anecdote de mon grand-père qui veut plus que je m’assois sur ses genoux. 


Je pense que c’est intéressant le truc de l’espace. Genre la boîte du désir, l’encadrement du désir. C’est encore ça. Le terrain de jeu d’être un enfant, la marge d’erreur est immense. L’espace où tu peux projeter ton désir est immense, alors que quand tu deviens une femme la marge est mince. Le désir est rétréci. Un peu comme quand tu regardes dans une longue-vue.






Les mardis soirs appartiennent aux deux mères et le vin fait rire rouge

la deuxième offre un micro-onde :

« pour quand tu iras en appartement » 

les verres clignotent fluctuent en marées rapides

l’ivresse de la première érode le reste et c’est l’ingrate qui prend la route

le break à bras reste clenché minuit goûte le caoutchouc brûlé amer

la mère est morte de rire 

le micro-onde sert bien vite



« les lignes de désir sont des raccourcis là où les chemins officiels prennent un tracé indirect, sont discontinus ou inexistants »


En prenant le volant ce soir-là l’ingrate est passée par le tracé

l’existant

elle aurait pu dévier 

prendre le clos

regarder la mère dans les yeux déjà accidentés

dire c’est moi qui gagne la course

















Nous avons voulu réfléchir en commun, se plonger dans nos souvenirs : retrouver cette petite chose précieuse qu’est le désir la prendre dans notre paume

la retourner de tous les bords

comme une boule à facettes

une boule disco

compter les arêtes où ça fissure

dans son éclat : l’écho de la jouvence

la grandeur du devenir enfant 




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